Partie 1: Système du pléonectique: Entretien avec Mehdi Belhaj Kacem (FR)
Au printemps 2024, Technophany a chargé le chercheur indépendant Benoît Robin d’interviewer Mehdi Belhaj Kacem lors de son voyage en Tunisie, où le philosophe réside actuellement. L'entretien porte sur le projet philosophique de Kacem et sur son évaluation du développement de la philosophie contemporaine. L’entretien est publié en deux parties. Lisez l’entretien en anglais sur le lien ci-dessous:
Benoit Robin : Alors, je propose qu’on attaque directement sur la notion de système. Faire un micro-récapitulatif de la critique de la notion de système dans la pensée de la modernité, sans doute en passant par le camarade Hegel….
Entretien avec Mehdi Belhaj Kacem : Eh bien, comme je te le disais hors-micro, et un jour j’écrirai un livre là-dessus, mais pour moi, le Hegel académique, c’est véritablement celui qui a compromis l’entente du mot système dans l’histoire de la philosophie. Les charges anti-système de la modernité philosophique (Heidegger, Derrida, Foucault, Lyotard…) sont exclusivement des retombées de la conception qu’a proposée Hegel de la systématicité philosophique. Et je sais que je vais choquer beaucoup de gens, mais, pour moi, c’est un faux système. C’est surtout La science de la Logique que je vise ici, c’est sur ce livre que je m’exprimerai essentiellement. J’ai toujours beaucoup d’admiration pour La phénoménologie de l’Esprit, mais, pour moi, le Hegel académique, celui de L’Encyclopédie des Sciences philosophiques, c’est une catastrophe. Il présente comme système quelque chose qui, pour moi, ne l’est pas, pour toutes sortes de raisons qu’il serait fastidieux d’aborder ici.
J’aimerais ici citer Deleuze, qu’on crédite parfois de faire partie de tout ce courant déconstructionniste, Derrida, Foucault dont il était proche, Lyotard, donc les philosophes comme critiques du système… Deleuze disait exactement l’inverse : “non, non, la notion de système en philosophie n’est pas périmée. La philosophie doit continuer à proposer des systèmes.” Les penseurs les plus influents pour Deleuze, comme Spinoza ou Bergson, sont hyper-systématiques. Même Nietzsche, qu’on crédite si volontiers d’anti-systématisme philosophique… je me souviens d’une discussion avec Badiou qui me disait : “plus systématique que Kierkegaard ou Nietzsche, tu meurs !”. Et Deleuze présentait sa philosophie comme quelque chose d’éminemment systématique.
Ce que disait encore Deleuze de très pertinent, et c’est sur ce point que je voudrais le plus insister, c’est que la notion de système diffère entièrement d’un philosophe à un autre, on ne parle pas de la même chose si on parle du système de Spinoza ou si on parle du système de Kant, c’est comme comparer l’hébreu et le chinois. Là encore, c’est à cause de Hegel qu’on a en quelque sorte “unifié” la notion de système, qu’on a parlé “du” système philosophique comme étant l’ennemi à combattre : parce qu’en effet Hegel présente son “système” comme étant celui qui absorbe tous les autres systèmes philosophiques. Pour moi, l’immense et géniale imposture hégélienne réside là, et elle a fait beaucoup de mal à la philosophie moderne. Je souscris entièrement, là-dessus, aux critiques précocement lucides de Schopenhauer : l’idéalisme spéculatif allemand, Fichte, Schelling et surtout Hegel, ce “Caliban de la philosophie”, sont une tentative de ruiner la proposition kantienne d’un commencement nouveau pour la philosophie.
Donc, une fois qu’on a prononcé le mot “système”, on n’a pas dit grand-chose, en réalité. Moi, j’appelle mon travail “Système du pléonectique”[1], et le système du pléonectique vise le réel. Ce n’est pas moi qui contrapose mes lubies à ce qui existe ; c’est ce qui existe qui fonctionne toujours de manière systématique, mes concepts ne sont que des réponses, des échos à ce fonctionnement. En particulier le genre de phénomènes qui m’intéressent au premier chef : les phénomènes transgressifs, maléfiques, en apparence aberrants, mais qui sont pourtant les phénomènes qui constituent l’essentiel de l’expérience humaine : la guerre, la torture, le harcèlement, la persécution, l’exploitation, etc. Tout ça fonctionne de manière éminemment systématique. En fait, ta question me fait songer à un autre élément un peu spécial de mon travail, dont nous avons déjà parlé : c’est que, sans même que ce soit l’effet d’une décision ou d’un volontarisme, je me suis aperçu que, par rapport à ce qui se fait presque toujours à l’Université, qui est du commentaire d’autres textes philosophiques, exercice à quoi j’ai beaucoup sacrifié dans le passé, mon travail est désormais, pour l’essentiel, une description des choses mêmes. Les commentaires d’autres textes sont désormais secondaires, et subordonnés à la phénoménologie directe, à l’observation ontologique directe en quoi consiste désormais l’essentiel de ce que j’écris.
Lâchons le mot, en étant hégéliens pour le coup : tout le réel est rationnel, surtout ces phénomènes qui nous semblent inexplicables et scandaleux, ces phénomènes qu’on range spontanément sous la catégorie de “Mal”. La hantise de mon travail philosophique, c’est la question du Mal ; j’aurais pu appeler ça “Système du Mal”, j’en ai parlé il y a longtemps, dans mon livre de rupture avec Badiou[2]... et avec Badiou c’est le même type de violente polémique qui m’oppose à Hegel. Car il est intéressant de se pencher sur ce que Badiou appelle “système” pour son propre compte. Comme il fonde son ontologie sur les mathématiques, qu’il identifie purement et simplement l’ontologie au déploiement des mathématiques historiques, eh bien tu es au départ ébloui devant le fait accompli, tu te dis : “bien sûr que les mathématiques sont systématiques ; bien sûr que la logique est systématique.” Mais appeler “système philosophique” quelque chose qui s’incorpore, disons, les mathématiques comme science ontologique pure, en disant donc que l’être fonctionne de manière systématique… en apparence, ça se tient, c’est imparable. Badiou va encore dire : “la logique est la science de l’apparaître”, donc la phénoménologie réelle qui détrône, selon lui, celle de Husserl. Mais précisément, la question que j’ai fini par poser à ce que Badiou appelle “système”, c’est : en quoi est-ce un système philosophique, à partir du moment où le philosophe ne fait que passer la main aux mathématiques et à la logique pour nous dire ce qu’il en est de l’être et de l’apparaître ?
Mais enfin voilà : le système philosophique se dit en plusieurs sens dans l’histoire de la philosophie, pour paraphraser Aristote.
BR : Qu’appelles-tu “mathématiques historiques” ?
MBK : Bonne question. On est en pleine dialectique, déjà. C’est une sorte d’oxymore. Badiou dit que “les mathématiques sont l’histoire de l’éternité”, ce qui est une formule plutôt énigmatique. J’ai fini par m’apercevoir que cette étrange formulation allait de pair avec un autre élément qui m’intriguait dans sa philosophie, qui est le concept de l’événement comme pur surgissement irrationnel, symbolisé par l’auto-appartenance mathématique, qui est un pur impossible, aucun élément, c’est-à-dire aucun existant, ne pouvant s’appartenir à lui-même. J’ai fini par résoudre cette conception aporétique et un peu superstitieuse de l’événement en introduisant, à point nommé, la notion d’appropriation : l’appartenance mathématique est trop figée pour rendre compte de la logique de l’événement, sur laquelle Badiou dit toujours des choses, oui, assez superstitieuse, il y a une sorte de “religion” de l’événement chez lui, comme quoi celui-ci surgirait purement et simplement du néant, ne dépendrait de rien qui le précède, etc., ce qui est absurde. Que ce soit en sciences, en politique, en art ou en amour, l’événement dépend toujours de ce qui l’a précédé. D’où, chez moi, une revisitation du concept d’Aufhebung chez Hegel, savoir ce qui supprime et conserve à la fois, ce qui est exactement la définition correcte d’un événement, tandis que chez Badiou l’événement est simplement ce qui supprime ce qui l’a précédé. Du temps de notre amitié, nous ne parvenions pas à nous entendre là-dessus, il y a vraiment un point de butée dans sa pensée, une absurdité ontologique. Cantor a besoin des mathématiques qui lui ont préexisté pour fonder ses trouvailles, Schönberg ne fait pas que faire table rase de la musique du passé, mais prolonge le meilleur de celle-ci, la psychanalyse nous appris que les histoires d’amour étaient toujours conditionnées par d’innombrables facteurs inconscients qui surdéterminaient celles-ci (alors que Badiou, en quelque sorte, croit au “coup de foudre” pur), les événements politiques qu’il commente, à commencer par la révolution bolchévique, sont en réalité des coups d’Etat préparés longtemps à l’avance…
Je te réponds tout ça car, du coup, par cette mise en abyme de l’impasse centrale de la philosophie badiouienne, et qui est sa conception pieuse de l’événement, tu comprends ce qu’il veut dire par “les mathématiques sont l’histoire de l’éternité” : elles sont, en effet, l’appropriation, par l’homme, des formes éternelles de l’être. Les trouvailles mathématiques sont inscrites dans la temporalité, mais ce qu’elles découvrent, d’Archimède et Euclide à Cantor et Gödel, échappe entièrement à la temporalité. Les mathématiques inscrivent historiquement ce qui échappe à l’histoire.
A ce titre, on se rend compte aussi bien de ce qui finit par décevoir dans “l’ontologie” de Badiou, qui se contente de dire que l’ontologie n’est pas du ressort du philosophe, mais du mathématicien : ce sont les mathématiques qui disent exhaustivement ce qu’il en est de “l’être-en-tant-qu’être” (formule reprise par Badiou à Aristote, pourtant son ennemi juré avec Kant). Là encore, et toujours en abyme, c’est un ami, mathématicien de très haut niveau et grand penseur, Vincent Pavan, qui m’a éclairé en me disant que les mathématiques étaient l’écriture des formes pures de la matière inanimée. Elles ne rendent pas raison, par exemple, des innombrables formes du vivant, ce qui limite grandement la portée du doctrinal de Badiou, puisque le surgissement de la vie est un événement dont la philosophie de Badiou, ne peut justement pas rendre raison.
Donc, en lisant Badiou, tu es au départ ébloui devant ce que tu prends pour un fait accompli, tu te dis : “bien sûr que les mathématiques sont systématiques ; bien sûr que la logique est systématique.” Mais appeler “système philosophique” quelque chose qui s’incorpore, disons, les mathématiques comme science ontologique pure, en disant donc que l’être fonctionne de manière systématique… en apparence, ça se tient, c’est imparable. Mais les ennuis commencent quand tu essaies de comprendre pourquoi son concept de l’événement est si problématique.
Badiou va encore dire : “la logique est la science de l’apparaître”, donc la phénoménologie réelle qui détrône, selon lui, celle de Husserl. Mais précisément, la question que j’ai fini par poser à ce que Badiou appelle “système”, c’est : en quoi est-ce un système philosophique, à partir du moment où le philosophe ne fait que passer la main aux mathématiques et à la logique pour nous dire ce qu’il en est de l’être et de l’apparaître ? Réponse : en définissant, dans le sillage de Heidegger et Schurmann, l’événement comme appropriation plutôt que comme aberrante “auto-appartenance”. Les mathématiques sont l’appropriation des lois formelles invariantes régissant l’être inanimé, la logique les lois invariantes de l’apparaître, la biologie parvient à soutirer au vivants des lois pérennes, l’art est une appropriation du sensible qui supprime le côté “naturel” de celui-ci et en conserve pourtant quelque chose, etc.
Mais enfin voilà, pour en revenir à ta question sur le système : le système philosophique se dit en plusieurs sens dans l’histoire de la philosophie, pour paraphraser Aristote. C’est Hegel qui a donné mauvaise réputation au mot en popularisant une vision “monolithique” de la systématicité philosophique, alors qu’il y a, d’Aristote à Spinoza, des systèmes philosophiques irréductibles les uns aux autres, que ne “coiffe” aucun système terminal, comme a voulu le faire croire Hegel. Et Badiou est une sorte de Hegel “durci”...
BR : Et toi, sur cette bonne base ? Tu pourrais en donner une définition ?
MBK : Non. D’abord, pour les raisons que je viens de dire, je ne peux évidemment donner de définition du système “en général” ; mais pas davantage ne puis-je en quelques phrases résumer ce qu’est le système du pléonectique. Il faut lire tout le livre. Là, je vais me lancer dans une version revue, corrigée et augmentée… ce que j’appelle en l'occurrence système, c’est, en plus d’être une phénoménologie au sens dit plus haut, un univers philosophique où tous les concepts se répondent les uns aux autres et se soutiennent les uns les autres. On ne peut saisir un seul de ces concepts sans saisir son lien inextricable avec tous les autres. Voilà ce que j’appelle système. De ce point de vue-là, oui, le disputatio avec Hegel (ou avec Badiou !) est, dans mon travail, extrêmement important.
BR : Cela dit, tu dis le système du pléonectique, mais pourquoi pas système de la transgression, système de la mimesis, système de…
MBK : Oui, mais c’est que pour moi, le trait ontologique le plus important, c’est ce que j’appelle “pléonectique” qui vient d’un mot composé grec voulant dire “avoir-plus”. C’est un débat, polémique là encore, à la fois avec Marx et avec Nietzsche. Marx, parce qu’il réduit trop ce qui est pour moi le trait ontologique fondamental, celui de ce que je définis comme “appropriation”, à sa dimension purement économique, politique, matérielle, disons (le “matérialisme dialectique”). Et avec Nietzsche, c’est la volonté de puissance, qui est, pour moi, un concept beaucoup trop psychologisant, beaucoup trop flou, beaucoup trop poétisant en mauvaise part. Ce que j’appelle pléonectique, qui, au-delà de sa définition originelle, veut dire chez moi “avoir-toujours-plus”, c’est une sorte de rationalisation, de clarification de ce que Marx et Nietzsche, avec bien des aperçus géniaux et indépassables par ailleurs, ne font pourtant à mon sens qu’entrevoir : pourquoi est-ce que l’être humain est-il l’étant, beaucoup plus encore que les autres animaux qui le sont déjà beaucoup, l’étant, dis-je, maximalement appropriationniste? Voilà la question ontologique fondamentale, qu’à mon sens Marx et Nietzsche ne font qu’entamer, ce qui est déjà très méritoire historiquement, mais enfin, insuffisant philosophiquement et politiquement, comme on a pu le constater dans les faits au vingtième siècle : “socialisme réellement existant contre fascisme”, comme l’a résumé avec son sens habituel de l’incision Lacoue-Labarthe. Éthiquement parlant, l’erreur gravissime de Marx, c’est de diaboliser purement et simplement la propension appropriationniste sans frein de l’animal humain (avec l’horizon, à mes yeux ontologiquement absurde, de “la fin de la propriété privée”), ce que j’appelle donc pléonectique, d’où les conséquences politiques calamiteuses qu’on connaît, ou devrait connaître. L’erreur éthique, tout aussi gravissime, de Nietzsche, est diamétralement opposée, puisqu’elle consiste au contraire à bénir sans condition le pléonectique, sous le psychologème de la volonté de puissance, avec là aussi des conséquences politiques funestes : mon dernier livre[3], qui m’a demandé un travail énorme, est une levée traumatique du tabou où les penseurs français, de Bataille à Didier Franck en passant par Deleuze, Foucault et beaucoup d’autres, ont tenu l’influence cruciale de Nietzsche sur les doctrines de Hitler ou de Mussolini.
Ma question ontologique fondamentale est donc : pourquoi est-ce que les phénomènes d’appropriation tels qu’on les constate chez l’être humain, ce que j’appelle souvent “la clôture anthropologique”, ne peuvent-ils se constater, à ce degré d’intensité, chez aucun autre étant, pas même nos plus proches cousins ontologiques, les étants animés, opportunément appelés “animaux” ? Le régime appropriationniste chez les autres animaux est très intense si on le compare à celui des étants inanimés - où je parle davantage, dans le sillage des mathématiques modernes, d’“appartenances” que d’appropriation, ce que Whitehead dans son ontologie appelait “préhensions” - : un tigre ou un éléphant s’appropriant beaucoup plus, dans la “clôture animale”, que ce que s’approprient une tique ou un asticot.
On en revient au débat avec Marx et Nietzsche. Dans le régime pléonectique qui qualifie proprement l’être humain, on assiste, contrairement aux autres animaux, tous sans exception clairement délimités dans leurs capacités appropriationnistes, on a chez l’homme un phénomène d’illimitation appropriationniste. C’est pourquoi la première phrase de l’histoire de la philosophie, celle d’Anaximandre, est une phrase sur le pléonectique, que je commente longuement dans mon travail. Ce que les Grecs appelaient l’apeiron, que je définirais un peu prétentieusement comme étant le proto-concept du pléonectique.
Il y aurait beaucoup à dire sur le vieux débat ontologique entre la notion d’illimitation, et celle d’infinité. Là encore, ce serait trop fastidieux d’y entrer ici. Mais enfin, il est évident qu’avec l’apparition de l’être humain, il y a une espèce de bond quantique du régime structural d’appartenances inanimées et d’appropriations animées qui définissent tout ce qui existe dans le cosmos.
Là, c’est encore une nouvelle polémique, plus contemporaine, qui m’oppose très violemment à ce qu’on appelle le “réalisme spéculatif”, qui n’a pas grand-chose de réaliste, mais et par contre trop spéculatif, au sens péjoratif que donnait Kant à l’adjectif. C’est-à-dire une mise à plat ontologique de tous les étants, avec comme lemme de dire que l’étant humain n’a rien de plus intéressant ontologiquement qu’une clé à molette ou un grain de sable. C’est bien sûr totalement faux, mais les “réalistes spéculatifs” fonctionnent volontiers à l’épate, au “plus c’est gros plus ça marche”. Mon travail est une contre-démonstration des sophismes du réalisme spéculatif, si on veut dans une certaine tradition métaphysique, au sens où celle-ci a en effet placé l’homme au centre de la préoccupation philosophique, avec comme on sait l’appoint religieux, plus tard, de “l’homme à l’image de Dieu”. Il s’agit pour moi de clarifier ce qu’il y avait de pertinent dans la tradition métaphysique ou religieuse, pas à l’entériner. A clarifier son anthropocentrisme, car ma philosophie n’est pas anthropocentrique. Mais elle affirme haut et fort : l’être humain est un événement absolument stupéfiant au sens de ce qu’on a longtemps appelé la création. C’est là que commence la théologie, au sens où, rationnellement… il est très difficile d’expliquer par la seule contingence, par exemple avec Meillassoux, ce que le père Teilhard de Chardin appelle “le phénomène humain”. Teilhard qui est, de manière honteusement inavouée (rire), une influence cruciale du travail de Meillassoux, justement. Meillassoux c’est du Teilhard de Chardin “athéisé”, si j’ose dire ; mais toutes les idées fondamentales de Meillassoux viennent, pour moi, de Teilhard, sauf qu’il ne le dit jamais (rire).
En tout cas, tous les deux posent la même question : pour Teilhard, la conjonction purement scientifique et rationnelle de milliards et de milliards de facteurs et de coordonnées qui conditionnent l’existence humaine ne peut être elle-même rationnelle, il y a forcément autre chose qui surdétermine cette conjonction littéralement miraculeuse. Puisqu’il suffirait qu’une seule de ces coordonnées conditionnant notre existence - mettons, la mesure millimétrée de la longueur d’onde - pour que nous cessions sur-le-champ d’exister. La vie disparaîtrait, notre planète serait un cratère inerte comme toutes les autres. Donc, rien ne peut expliquer cela… sauf Dieu. Teilhard ne le dit pas explicitement dans son travail, mais aucun de ses lecteurs n’est dupe. Meillassoux va dire la même chose, sauf qu’il retire Dieu : pour lui, la vie sur terre, puis l’existence humaine qui émerge “au-dessus” de l’animalité sous toutes ses autres formes, sont dues à la pure contingence athéologique, et c’est à ce titre, pour lui, que ces phénomènes sont rationnellement des miracles statistiques extraordinaires.
C’est d’ailleurs pour ça que je ne résorbe pas du tout Meillassoux dans le “réalisme spéculatif”, malgré ce qu’on dit publiquement. C’est-à-dire que Meillassoux, mais pas dans les textes qu’il a publiés - il a très peu publié, comme chacun sait -, dans son texte essentiel et inédit qui s’appelle L’inexistence divine, Meillassoux, comme Teilhard ou Whitehead, ou au fond Heidegger, qui a beau avoir agité le fanion de “l’anti-humanisme”, développe une anthropologie philosophique, où l’homme est nommément l’étant pour lequel il y a va de son être même, bref : tous ces penseurs placent le stupéfiant phénomène humaine, son avènement qui en fait un événement, au coeur du questionnement ontologique, et le traitent comme un miracle ahurissant. Meillassoux sans doute plus encore que les autres, ce qui est entièrement incompatible avec la vulgate d’indifférenciation ontologique du “réalisme spéculatif”. Pour moi, il y a un complet contresens de l'incorporation de Meillassoux à ce courant, ou, pour être plus exact - et cynique - comme utilisation de Meillassoux comme figure de proue de ce courant, pour la bonne et simple raison que son talent philosophique est incommensurablement plus grand que celui des autres représentants de ce courant.
Meillassoux, en vérité, donne un statut véritablement insigne à l’être humain. Pour lui, l’être humain est vraiment un miracle. Et au fond, s’il publie si peu… c’est la première fois que j’y pense, mais il y a, chez lui, une vraie blessure, qui est la même que la mienne : la sidération face à l’existence du Mal, de l’injustice, etc. La justice est le concept éthique central de son travail inédit. C’est-à-dire : comment se fait-il que cet être tellement prodigieux, statistiquement, l’humain nommément, prodigieux tant qu’on s’en tient à la rationalité stricte et qu’on n’a pas recours à l'explication théologique, comment ce miracle ontologique se montre-t-il en même temps susceptible des pires horreurs, des pires atrocités, au point qu’à certains moments, on ne peut s’empêcher, par désespoir, de se laisser dire : “bon. Finissons-en. La terre se porterait mieux sans nous” (rire).
Et telle est la tension insoluble qui travaille ma philosophie, d’où mon hostilité absolue, sous ce rapport encore, à Hegel. Alors, ça, c’est très inspiré d’Adorno et sa dialectique négative. C’est-à-dire : reprendre les intuitions géniales du jeune Hegel, cette espèce de belligérance orgiaque des consciences, mais ne jamais donner de résolution dialectique. Ne pas résorber les conflits intrahumains dans un résultat censément supérieur, qui est le mythe hégélien par excellence.
BR : Es-tu d’accord avec la phrase de Nietzsche, dans Le gai savoir, qui dit qu’une philosophie se résume, en ultime instance, à la biographie de son auteur ?
MBK : Non. La biographie est un élément, j’ai presque envie de dire : un prétexte. Je préfère dire, en me faisant l’avocat du diable, comme Badiou, que “la philosophie est une singularité universalisée”.
Mais même ça, à bien y réfléchir (rire), je ne suis pas complètement d’accord. Parce que, pour moi—ça c’est vraiment le cœur de ma polémique avec Badiou—on n’a pas la même conception de la notion de singularité. Chez moi, la singularité, c’est ce qui est produit par l’universel, tout en y échappant. C’est un peu long à expliquer, c’est vraiment au cœur de mon travail, et en plus, ce n’est pas encore totalement au point, ça demande à être perfectionné. C’est une des choses que je dois travailler dans la prochaine version.
Mais essayons d’en expliquer un bout. C’est ce que j’appelle dans mon travail : “universalité négative”. Dans l’interview que j’ai écoutée entre Yuk Hui et Dugin, quand Dugin dit qu’il y a toujours cette prétention de l’Occident—et la philosophie, c’est l’Occident—à l’universalisme, “catholique” vient du grec katholikos, qui signifie “universel”, je suis tout à fait d’accord. On peut constater la persistance de cette hégémonie de l’Occident sur le monde par un constat simple : le calendrier qu’utilisent les pays du monde entier sans exception, c’est le calendrier chrétien.
Mais, et on en revient à cette question de dialectique négative, c’est que, pour moi, le phénomène humain, se définit, par rapport au restant du règne ontique, mais tout spécialement du restant du règne vivant et animal, par l’existence de la science. C’est ça la césure décisive, qui nous sépare d’un abîme sans médiation du restant du monde ontique. Les mathématiques, la physique… mais même les sciences qu’on dit “faibles”, comme la biologie. La science détermine réellement des universaux. Et je dirais volontiers que la philosophie commence là où s’arrête la science. Ça ne veut pas du tout dire que la philosophie est supérieure à la science ou vis-versa, ça c’est sans intérêt de réfléchir en ces termes hiérarchiques-là. Ce que je dis, c’est que mon travail étudie, par de longues et minutieuses enquêtes phénoménologiques, les effets négatifs de l’universel positif de la science. La science n’étudie jamais le singulier, même dans la biologie, mais seulement la particulier, qui est toujours une instanciation sans reste de l’universel positif de la science, laquelle consiste à édicter une loi qui vaut unanimement pour tous les étants à quoi s’applique cette loi. Et ce qui reste, à point nommé, de cette instanciation des étants par l’universel des énoncés scientifiques, c’est justement ce que je définis comme singularité. Ce que j’appelle “singularité”, c’est justement ce qui échappe à cette généralisation, mais parce qu’elle pâtit de cette généralisation.
On retrouve à nouveau frais la dialectique négative : à savoir que, par rapport aux philosophies françaises de la différence, qui ont dit que la différence, ce que j’appelle le singulier, c’est ce qui est bien, mais opprimé par les généralisations de la métaphysique (pour moi, de la science), moi je dis plutôt : d’abord, la singularité est une différence produite négativement par la science. Je n’ai pas une vision positive de la différence, comme Deleuze ou Derrida ; pour moi, la singularité est d’abord et avant tout affectée d’un indice de négativité. Et par rapport à ce que je disais plus haut : la singularité, chez Badiou, c’est encore autre chose que la différence de Deleuze ou Derrida, mais c’est toujours quelque chose de totalement positif : il appelle “singularité” l’étant maximalement susceptible de produire un événement. Et c’est une des dimensions de la polémique ontologique : Badiou ne veut pas tenir compte de la dimension, fondamentale, de négativité qui affecte tout événement, alors que chez moi c’est crucial. Plus un événement est considérable, plus la charge de négativité qu’il draine avec lui est traumatique. Il n’est qu’à voir de quoi l’Histoire humaine, cet “abattoir”, comme dit Adorno, est faite.
L’universel positif des sciences dures, comme les mathématiques, la logique ou la physique mathématisée, va de soi : une loi mathématique s’applique universellement aux ensembles qu’elle subsume, la loi du tiers exclu ou de la déduction ne souffre aucune dérogation ontologique où que ce soit, la physique s’applique indifféremment et sans reste à toutes les particules de l’univers où qu’elles se trouvent, il n’y a pas de particule “alien” (i.e. singulière). Mais même les sciences dites “faibles”, comme la biologie, énoncent des lois universellement applicables. On peut dire exactement comment fonctionne la prédation, la nutrition ou les cycles reproductifs dans telle ou telle espèce animale.
Quoi qu’il en soit, mon travail d’observation phénoménologique consiste à observer comment fonctionne ce que j’appelle “universalisme négatif”, c’est-à-dire tout ce qui échappe à l’universel positif de la science, mais par sa faute. C’est ça la tension dialectique négative qui travaille ma philosophie. La science dit : A+B=C, telle entité, particule ou mouton, est exactement égale à telle autre, etc. Sauf que dans les faits, surtout dans la clôture anthropologique, mais aussi dans le règne animal quand c’est l’être humain qui intervient, là on assiste à des singularisations qui peuvent être monstrueuses. Ça peut être la manipulation génétique. Ça peut être ce qui se passe dans les zoos, les abattoirs, les batteries. De fil en aiguille, le végétal, l’élémentaire, l’environnement, tout cela peut être monstrueusement singularisé par la science ; mais il n’y a que la science elle-même qui soit absolument incapable de rendre compte et de ces singularisations, et de leur dimension si souvent monstrueuse. C’est donc là que la philosophie prend le relais.
C’est là où je dame le pion au “réalisme spéculatif”, mais déjà à la philosophie analytique, qui sont des pratiques philosophiques qui sont de mauvais ersatz de la science, en ce qu’elles proclament que tout est égal, que tout est pareil, que les étants concrets ne sont jamais que des cas indifférents et interchangeables du concept. Or ça, c’est évidemment faux. Dans la clôture anthropologique, on constate, à l’œil nu, un foisonnement de différences, précisément ce que les philosophies de la différence n’ont pas compris, et que pour mon compte j’essaie de clarifier, en montrant qu’il y a des singularisations, comme je les appelle donc, dans la clôture anthropologique, qui n’existent pas dans le règne vivant et animal. C’est-à-dire que dans le règne animal, par exemple, vous allez avoir une diversité absolument incroyable d’espèces animales : quel rapport y-a-t-il entre une fourmi et un mammouth, en passant par le léopard, puis le lézard, puis l’oiseau, etc. ? Il y en a, mais très peu : ils sont animés, ils naissent et ils meurent, ils doivent se nourrir et se reproduire… tout le reste est différence explosive, diversité pure, don originaire de ce que les Grecs appelaient la phusis.
A ce stade-là du pléonectique, on a une diversité extraordinaire, une explosion de différences telles qu’on n’en constate pas dans l’univers infini de l’inanimé. C’est l’extase de la différence chez Deleuze et Derrida (Foucault était bien plus soucieux de la négativité liée à la différence que ces deux-là) ; c’est aussi bien l’extase de la nature telle que nous la connaissons tous, et dont ont si bien parlé Rousseau ou Kant (et Kant grâce à Rousseau, ce qu’on souligne trop rarement). Simplement, à l’intérieur de chaque espèce animale prise spécifiquement, c’est le cas de le dire, vous n’avez pas de singularisation au sens où je l’entends. Chez les chiens, il y a des caractérisations. Un sulky n’est pas un doberman. Schopenhauer disait : les animaux se caractérisent, seul l’être humain s’individue. S’individue au sens intuitif de l’individualisme, de l’égocentrisme : c’est le sens historique de l’excentrisme, par exemple. Ou, plus près, de nous, ce qu’on définit comme punk, comme freak… ce que j’appelle singularisation. Mais en réalité ça va bien plus loin que ce sens trivial : c’est la diversité phénoménale, à l’intérieur de la seule clôture anthropologique, des cultures et des civilisations, des us et coutumes et des mœurs, des rites et des spiritualités, des idéologies et des coutumes, etc. Cette explosivité-là, qui n’advient que dans la clôture anthropologique, savoir technologique, est un feu d’artifices de différences au second degré par rapport au pur foisonnement de la phusis, qu’on traduit depuis les romains par “nature”.
On ne peut pas constater, dans une seule espèce animale prise isolément, une telle prolifération de singularisations. Dans la nature prise en son ensemble, oui, il y a une prolifération éblouissante de différences. Mais chez aucune espèce animale, ou végétale, prise isolément. il n’y a que dans la clôture anthropologique qu’on observe un processus, ou plus exactement des processus infinis de singularisations à ce degré d’intensité. Et c’est pourquoi - en fidélité à une certaine tradition métaphysique et religieuse - on ne peut pas réduite l’être humain aux autres étants vivants et animaux.
BR : Comment tu réponds aux penseurs qui vont refuser ce que tu affirmes de la clôture anthropologique ? Comment interprètes-tu leur motivation, ou leur…
MBK : Pour moi c’est la faci… j’allais faire un lapsus en disant la facilitation, ce qui serait vrai aussi. Je voulais dire que pour moi, tous ces “philosophes” qui posent à l’originalité, en étant en réalité très conformistes, académiques et suivant l’air du temps, sont coupables de falsification pure et simple. C’est de la facilité universitaire. C’est une longue histoire : depuis Nietzsche et Heidegger, il y a eu cette grande vague de l’anti-humanisme, sur laquelle il y aurait beaucoup à dire, parce que l’antihumanisme de Nietzsche n’est pas celui de Heidegger, qui n’est pas celui de Badiou, qui n’est plus celui de Lévi-Strauss, lequel n’avait rien à voir avec celui de Lacan, qui est lui-même très différent de celui de Foucault… chacun de ces penseurs a activé une stratégie anti-humaniste, mais pour des raisons à chaque fois différentes.
Le problème aujourd’hui, c’est que la retombée de cette anti-humanisme dans une certaine production académie contemporaine - mais au fond, chez les philosophes analytiques qui se risquaient à proposer des ontologies, il y avait déjà beaucoup ça -, l’anti-humanisme finit par retomber dans la métaphysique au pire sens du terme. Le “réalisme spéculatif”, et déjà la philosophie analytique donc, retombent dans ce que combat la philosophie moderne depuis Kant, Kierkegaard et Schopenhauer (mais pas l’idéalisme spéculatif de l’État prussien…) ont dénoncé, l’aplatissement des différences par une loi univoque, c’est-à-dire ce que j’appelle le piège de la subsomption. Lequel consiste à confondre la philosophie avec une science, en ce que l’étant n’est jamais qu’un cas particulier du concept, qui égalise toutes ces particularités sous une détermination univoque (par exemple aujourd’hui : “tout est objet”, “tout est chose”, “tout est néant”, “tout est contingent”). Tout n’est jamais qu’un cas du concept. Et Badiou, en “décalquant”, en quelque sorte, le discours ontologique sur le discours de la science, est celui qui a permis une telle régression de la philosophie, un tel retour en force du “métaphysicien naturel en nous”, comme dit Reiner Schürmann : celui qui confond volontiers les vessies de son jugement avec les lanternes du réel qu’il se soumet. Sous ce rapport, je souscris entièrement au propos de Dugin sur le fait que l’Occident entend à toute force se soumettre tout ce qui n’est pas lui. A condition d’ajouter, ce qu’il me concéderait je pense volontiers, qu’une certaine tradition académique de la philosophie, de l’idéalisme spéculatif au réalisme spéculatif en passant par la philosophie analytique, est la projection conceptuelle de cette propension invétérée de l’Occident à néantiser ce qui lui est extérieur, à ramener toute altérité réelle au déjà-connu du “concept” entendu en ce sens subsompteur.
La question que se posent tous ces philosophes, c’est : “quelle est la meilleure subsomption” ? L’un va dire c’est l’objet, l’autre le néant… Comme hier on disait esprit absolu ou idée absolue. Dans la philosophie analytique, comme elle est très surdéterminée par la logique (l’arme la plus redoutable pour subsumer à bout portant !), est une machine à mettre à plat tous les étants. Et on a donc en germe le principe de l’équivalence générale, qui projette plus qu’à son tour, au niveau économique, cette indifférenciation générale de tous les étants sous la loi du marché. Comme dans le “réalisme spéculatif”, un enfant de douze ans travaillant dans une mine pour fabriquer nos smartphones a le même statut ontologique que ce smartphone. Tout se vaut, dans l’idéologie occidentale ; le concept de “nihilisme” chez Nietzsche ne fait que tirer tout ça à la ligne. Comme l’a professé un représentant du réalisme spéculatif : “la pensée est ce pour quoi tout est égal”. Il aurait dû être plus précis, entendons plus honnête, et écrire : “la pensée occidentale est ce pour quoi tout est égal”. Cette phrase est évidemment le plus grave mensonge ontologique qu’on puisse prononcer, mais elle a le mérite de vendre la mèche de l’ensemble de la métaphysique occidentale, de manière un peu grossière et naïve.
Le pléonectique est une philosophie qui s’élève contre la facilité et la falsification que constitue la subsomption. Il est une ontologie de l'événement, c’est-à-dire un pur oxymore : dialectique négative toujours, tension insoluble des contraires, puisque l’événement est par définition ce qui met en échec toute ontologie fixée une fois pour toutes. Chez Badiou, être et événement sont radicalement discriminés, tandis qu’il arrive à Heidegger d’écrire : “l’être : l’événement”. Mais Heidegger refusait justement toute idée de système philosophique.
Pour me tirer d’affaire et ne pas sacrifier mon exigence systématique à l'incompatibilité de l’être et de l’événement, je désubstantialise l’ontologie, ce qu’ont bien vu mes meilleurs lecteurs : chez moi l’ontologie est toujours adjectivale, il y a de l’ontologique, mais aucune “ontologie” arrêtée, comme chez tant de mes collègues et donc concurrents (rires). Dans l’ontologie au sens où on l’entend métaphysiquement, aujourd’hui comme hier, les choses sont comme ci, les choses sont comme ça. Or ça, c’est un discours dont seule la science a la prérogative ; et je me demande si on ne peut pas définir la métaphysique comme la prétention de la philosophie à remplacer la science. La métaphysique est une science de remplacement, un ersatz de science : c’est ça, l’essentiel du légitime procès que Kant lui a intenté.
C’est la profonde impasse d’une “ontologie” telle que celle de Badiou, c’est-à-dire indexée sur les invariants logico-mathématiques : elle fait comme si la vie n’était pas une exception événementielle absolue à la matière inerte. C’est ce qu’il veut dire, quand il écrit, contre Deleuze, dans Logiques des Mondes qu’il faut “arracher l’événement à la vie pour le rendre aux étoiles”. C’est pourquoi le pléonectique n’est pas une ontologie, mais un processus ontologique. Et en effet, s’il n’y avait que des planètes inertes, pas de vie, si la pulsion de mort réussissait (et c’est au fond ça le fantasme de Badiou), et qu’on revenait à la tranquillité de la matérialité pure, sans ce surgissement de la vie et, au-dessus de ce surgissement, le surgissement du phénomène humain, deux surgissements qui produisent à la fois des merveilles et des horreurs presque mathématiquement proportionnées - s’il n’y avait pas tout ça l’ontologie de Badiou pourrait être pertinente -. Elle ne l’est pas, car la vie est une exception à l’universalité de la matière inerte, qu’en effet les mathématiques suffisent à décrire parfaitement. Et, avec la vie, survient ce regrettable effet collatéral qu’est la souffrance ; mais, avec l’être humain, surgissent des souffrances absolument impensables dans le seul règne animal.
C’est comme ça, sans jeu de mots, que je définis le Mal : ce sont des souffrances non nécessitées par les… par le seul besoin de survie naturelle et animale. La torture, la guerre, des maladies qui n’existaient pas sans l’augmentation technologique, les troubles psychiatriques, ce sont des souffrances qui n’ont pas lieur d’être au niveau de la survie animale simple.
Notes:
[1] Système du pléonectique, Berlin, Diaphanes, 2020.
[2] Après Badiou, Paris, Grasset, 2011.
[3] Nietzsche et la psychose occidentale, Marseille, Fiat Lux, 2014.
Lisez la deuxième partie de l'entretien: